Lorsque, en région genevoise, venant du Salève, pour une raison que peut-être vous seul connaissez, vous prenez la direction de Plan-les-Ouates, l'allure de votre vélo glissant agréablement sur la légère pente, vous laissant le loisir d'observer autour de vous un paysage alternant entre monocultures monotones, grandes serres maraîchères et banlieue en menaçante expansion, votre œil sera peut-être attiré par une sorte d'anomalie paysagère, un ovni agricole d'un petit hectare, peu discernable en hiver mais bigrement original le printemps venu, de plus en plus singulier tout au long de la belle saison. Vous êtes rapidement passé, votre vitesse n'étant pas négligeable, devant le bien nommé Bois des Trois Sœurs.

Si intrigué serez-vous peut-être que demi-tour ferez-vous pour étudier de plus près l'objet de votre curiosité. Une haie étrangement dense contournée, qui protège du méchant vent du Nord, vous mettrez pied à terre devant une petite merveille naissante, curieux jardin, curieux verger, curieux je-ne-sais-quoi-botanique qui aiguisera encore plus votre appétit. Si vous n'avez pas la chance d'y trouver son créateur, je vous glisse ici quelques informations que j'ai eu le bonheur de glaner auprès de lui. Qu'il en soit remercié.

Formation

Bilal Kouti est grand, rapide et ouvert. Il m'accueille généreusement par un jour de mars froid et pluvieux. Devant mon petit enregistreur saturé par le vent, que je protège comme je peux contre un petit crachin, il répond gracieusement à mes questions, joyeusement indifférent à la météo.

Son aventure jardinière est le fruit d'une curiosité précoce, quasi enfantine. Cet intérêt se construit plus tard à l'occasion d'un voyage en Nouvelle-Zélande et de moults visites de luxuriants jardins-forêts, tel celui de Robin et Robert Guyton [^1], celui du Koanga Institute, celui Malpotha Village et sa forêt analogique[^2] au Sri Lanka.

De retour en Europe, il poursuit sa formation auprès de la Forêt Gourmande de Fabrice Desjours, jardin d'une richesse incroyable sous nos latitudes, il étudie la syntropie avec Felipe Amato et Steven Werner, frappé par la densité des plantations et l'importance de la perturbation, il se penche sur les mycorhizes et la gestion de l'eau avec Hervé Covès et Antoine Talin au sein de la pépinière des Alvéoles.

Additionnons à cela de nombreuses lectures et études personnelles, des grands-parents agriculteurs, et l'on abordera mieux les multiples strates d'influences qui constituent son jardin.


Pas moins de cinq cents quatre-vingts trois arbres locaux sont plantés sur un sol amendé, greliné et paillé.


Installation

La parcelle de 8'000 m² est récupérée en 2018, d'un paysan qui la louait. Le sol est tassé, composé en partie des gravats du tunnel de l'autoroute voisine, hébergeant les baraquements des ouvriers et le dépôt de machines de chantier. Pas de mécanisation pourtant pour le jardin actuel, mais grelinette, fourche-bêche et beaucoup d'huile de coude ont infiniment améliorée le terrain depuis le chantier autoroutier.

Une première haie est plantée en 2019, selon la méthode Miyawaki.[^3] Pas moins de cinq cents quatre-vingts trois arbres locaux sont plantés sur un sol amendé, greliné et paillé. Les débuts de plantation sont difficiles car le jardin ne bénéficie d'aucune irrigation. "Si je paillais, j'attirais les mulots. Si je ne paillais pas, les plants séchaient. En insistant auprès de la juriste des services cantonaux j'ai fini par obtenir le droit d'utiliser l'eau du réseau."

D'autres haies s'ensuivent, certaines selon l'influence de Dominique Soltner[^4], d'autres selon les approches de la syntropie, ou celle de Sobkowiack[^5] - le verger permacole. Rapidement, devant la grande quantité de plants nécessaires, vient l'idée de la pépinière, baptisée la Chouette. Les graines sont récoltées durant les ballades à vélo dans la région, élevées en pépinière avec des mélanges de mycorhizes puis plantées en terre.


"J'ai créé un commun collaboratif de partage du terrain, segmenté en divers projets."


Le potager

Le Bois des Trois soeurs n'est pas seulement une forêt-jardin mais aussi une lieu d'expérimentation de maraîchage. "Le jardinage bio-intensif de Alan Shadwick est à mon avis le moyen le plus efficace de produire de la nourriture: nourrir le sol avant de se nourrir, double bêchage, compost produit sur place. La syntropie est un outil qui j'utilise mais ce n'est clairement pas la seule influence. Dépendamment du contexte, j'adapte. Je garde l'idée de l'espacement des plantes, de l'extrême densité et de l'interventionnisme par la taille et la perturbation. Je n'ai pas d'expérience pour le moment avec le type de potager syntropique d'Anaëlle Théry. Il faut une grande agilité mentale pour modifier drastiquement ses pratiques de potager, agilité que je n'ai pas encore. J'expérimente plutôt les rotations, le compost, l'alchimie des micorrhyzes. Je vais vers ce qui fonctionne, sans trop de dogmatisme. Les espaces que je mets à disposition ici sont tous des tests. On a fait cette butte avec un groupe d'enfants. Cartons, compost, feuilles, foin, terre du chemin central, terreau et semis à la volée de côte de bette, ail, engrais verts. Les enfants étaient ravis, moi aussi... et ça commence à pousser. "


La vision de Bilal est large et dépasse son propre projet de jardin. Il imagine le territoire comme un maillage écologique cohérent.


L'accès à la terre et les communs

"J'ai créé un commun collaboratif de partage du terrain, segmenté en divers projets. Le Cocon est pour moi et ma famille, les autre parcelles se divisent entre le jardin potager, la serre, et des projets spécifiques." La vision de Bilal est large et dépasse son propre projet de jardin.Il imagine le territoire comme un maillage écologique cohérent. "L'aménagement du territoire pourrait se concevoir comme un réseautage de couloirs agroforestiers gérés en communs, qui redonnerait, en plus des fonctions utiles à la biodiversité du territoire, l'accès à la terre, à son apprentissage, à sa jouissance. "

Rappelons que l'accès à la terre est extrêmement compliqué en Suisse, en raison de la rareté des surfaces agricoles, mais aussi des lois qui régissent leur utilisation. Si ces lois les protègent, ce n'est pas sans quelques revers de médailles, notamment en multipliant les obstacles aux initiatives alternatives.

Aussi rare que beau et déterminé, le projet de Bilal mérite un détour si vous passez dans la région. Vous trouverez ses coordonnées ici: Le Bois des Trois soeurs

Notes